Henry/Bragg
ECOUTE BIEN LA CAMPAGNE
La nature a le don de s’infiltrer dans nos villes. Pas simplement dans les fissures du béton, elle s’engouffre également dans les fissures de notre langue.
Lorsqu’en 1850 Louis-Napoléon Bonaparte a présenté Paris comme « le cœur de la France », il ne l’entendait pas au sens géographique du terme. Trois ans plus tard, Georges Eugène Haussmann a détruit l’enchevêtrement de ruelles médiévales pour imposer de grands boulevards et une géométrie radiale. En améliorant la circulation dans la ville, il a transformé les rues en artères et a fait des métaphores une réalité.
Nous avons longtemps cherché à nous différencier de la nature, mais notre langue trahit toujours notre confusion. Thomas Hobbes envisageait la nation comme le corps d’un homme. René Descartes voyait les animaux comme des machines. De nos jours, nous considérons notre cerveau comme un ordinateur et voulons décrypter les villes comme des organismes. Une communauté est un écosystème. Ou bien est-ce l’inverse ?
Julie Henry et Debbie Bragg sont fascinées par la communauté, et notamment par les subcultures négligées ou menacées. Elles ont focalisé leur attention sur les supporters de football et les amateurs de jeux vidéo, les soirées bingo et les radio-crochets. Elles se sont immergées dans les vies d’éboueurs, de jardiniers férus de compétitions ou encore de Mods de Cambridge entre deux âges.
Pendant leur résidence au Château de Sacy, elles ont tâché de se reconnecter à la terre. Elles ont planté des choux, mangé des orties et sont parties en exploration avec une carte du dix-huitième siècle dessinée à la main, mais, surtout, elles ont organisé le tournoi annuel de pétanque du village.
Autrefois, les villages comme celui-ci constituaient l’unité de base de l’existence humaine. Aujourd’hui, ces communautés sont menacées. À la fin du 19ème siècle, la moitié de la France vivait de la terre. De nos jours, près de 80 % des habitants se concentrent dans les villes. L’urbanisation a longtemps été associée à la croissance économique. Mais contrairement à la croissance végétale, la croissance économique est mesurée sur la base de moyennes, et celles-ci dissimulent tout autant qu’elles révèlent.
L’agriculture est, elle aussi, asservie par le rendement. L’automatisation dépeuple la campagne. Pourtant, toutes citadines qu’elles puissent être, Julie Henry et Debbie Bragg n’ont trouvé Sacy-le-Petit ni vide ni silencieux. Leur film tire son titre d’un jeu d’enfants : Ecoute Bien la Campagne. Elles ont réalisé des enregistrements sonores du tonnerre, d’oiseaux et des cloches de l’église du village, qui sonnaient le glas d’une journée de travail bientôt disparue. Ces sons ont été associés à des séquences de banlieues de Paris : des cheminées d’usines, des tours d’habitation peintes comme des nuages et les croisements et les tunnels sans fin du boulevard périphérique.
L’architecte Richard Rogers a fait la critique de la division créée par ce périphérique. « Je ne connais aucune autre ville », a-t-il déclaré, « où le cœur est à ce point détaché des membres ». Dans son plan d’aménagement urbain de Paris en 2015, Rogers propose des « artères vertes » dans le cadre d’une « nouvelle approche métabolique » de la ville. Les métaphores de Bonaparte nous reviennent : une fois de plus, Paris est un coeur qui bat… mais de quoi ?
Les voitures se brouillent alors que le duo Henry/Bragg nous emporte dans les tunnels du périphérique. Le bourdonnement des abeilles évoque le trépas d’un mode de vie : l’agriculture industrialisée a décimé toutes les populations d’abeilles. Le phénomène connu sous le nom de syndrome d’effondrement des colonies voit les ouvrières disparaître purement et simplement ; seule la reine demeure, abandonnée.
L’ouvrière, la reine : les rôles sociaux humains s’imposent au monde de la nature. Risquons-nous à notre tour l’effondrement de nos colonies ? Selon Rogers, Paris a besoin d’ « attirer une population active jeune, dynamique et internationale ». Après tout, pas de miel sans ouvrières, dans la nature comme dans la ville. Toutefois, la division entre les deux n’est jamais nette ni évidente. D’une manière ou d’une autre, nos métaphores brouillent toujours les pistes.
Traduction : Aurélie Glodowiez
Travail antérieur