Morgane Le Guillan
Territoires
Du topographique à l’organique et vice et versa
Il était une fois, le village de Sacy-le-Petit (60) … 484 habitants installés sur un territoire réparti en de nombreuses parcelles qui, sur les plans du cadastre, forment une étoile dont le point cardinal est la place du village. Rien de bien particulier me direz-vous, jusqu’à ce que Morgane Le Guillan s’en mêle.
Influencée par la microbiologie et fortement inspirée par certaines formes récurrentes que peuvent prendre des cellules vivantes, cette artiste s’interroge depuis près de dix ans sur le corps en devenir et ses manipulations outrancières. Son univers se compose d’une population de sculptures anthropomorphiques en expansion à la fois familières et dérangeantes. Certaines, remplies de sable, ressemblent à des poupées inachevées et informes ; d’autres, globules de mousse parsemées de pustules phalliques, rappellent le travail de l’artiste japonaise Yayoi Kusama ; tandis qu’ailleurs, la matière, simplement repliée au creux de la main, se rétracte et se froisse comme les plis d’un sexe de femme ou se répand en grosses gouttes gélatineuses et flasques sur le sol.
Ainsi, « Le Parc » (2002) est l’une des œuvres les plus conséquentes de Morgane Le Guillan. Etrange, dérangeante mais aussi séduisante de par ses couleurs bonbons, cette pièce est composée de formes organiques et sensuelles entassées au centre d’un parc pour bébé aux dimensions démesurées. Réalisés en mousse de polyuréthanne souple, ces globules avachis sont chacun pourvus d’un ou plusieurs tuyaux qui s’évasent en leur extrémité comme des masques respiratoires. Leur surface, pour ne pas dire leur peau, est réalisée en latex coloré dans toutes les déclinaisons du pastel, des roses, des bleus et verts tendres, des jaunes effacés, des violets virant au mauve guimauve … Ronds et souples, ils s’amoncellent les uns sur les autres en un tas informe. Métaphores de l’enfance et/ou de l’enfant, ces êtres hybrides familiers et pathétiques ressemblent plus à des rejetons d’un autre monde qu’à des organismes désirés/désirants.
En résidence au Château de Sacy, Morgane Le Guillan a souhaité élargir son appréhension du micro-organique à l’échelle de la petite commune. A partir du plan de masse du village, elle a donc imaginé la possibilité d’un corps, divisé en autant de cellules et alvéoles agissantes que le village possède de parcelles de terre. Déterminé par une couleur, chaque territoire possède une fonction particulière, tantôt vitale comme manger et respirer, tantôt de divertissement comme faire l’amour. Malgré tout, grâce au jeu linguistique, certaines fonctions finissent par devenir quelque peu ambiguës telle cette aire d’intensification papillaire ou cet espace des gamètes victorieux.
Cette représentation toute organique du village de Sacy s’étale sur un tapis de jeu en mousse de latex. Une seule règle à suivre : s’approprier les espaces des fonctions vitales afin de défendre le village contre les « attaques virales » venues de l’extérieur. Pour jouer, des pions globulaires oranges ou verts et aux allures de sexe retourné représentent d’un côté les villageois (484) et de l’autre les visiteurs (1000). Pieds nus ou armés de bâtons, tous sont invités à venir s’ébattre et se battre sur le tapis de jeu. Les habitants chercheront à se réapproprier les alvéoles qui représentent les parcelles de leur maison, leur jardin ou leur verger, à investir les zones de turbulences de la chair et du sang, vitales et orgiaques, respiratoires et alimentaires, d’extension et d’expulsion, au risque de tomber sur la fatidique descente labyrinthique ou la poche urinaire. Tandis que de leur côté, les curieux pourront choisir les « aires de jeux » qui leur semblent les plus attractives, du centre névralgique d’un beau mauve au centre vasculaire fuchsia foncé qui, par ailleurs, représente le lieu où se déroule l’exposition. Expressives et attirantes, les couleurs jouent une fois de plus un rôle principal dans ce travail.
En effet, pour Morgane Le Guillan, les teintes pastel sont une arme à double tranchant : elles ont l’innocence de l’enfance, des confiseries et de l’été, tout en étant tentatrices. Naïves et sucrées, elles symbolisent l’ambiguïté de la séduction et du plaisir, et représentent, pour toutes ces raisons, le plus parfait des appâts. Sous leur beauté facile se cache en vérité un champ de bataille où vont s’affronter les gens de Sacy et les dits « envahisseurs étrangers » …
Grâce à ce jeu à double tranchant, Morgane Le Guillan cherche donc à interroger la vie d’une commune, et espère pouvoir faire se rencontrer habitants et visiteurs au risque de l’entrechoque …
Travail antérieur