Ronald Suffield
In Memory of Things Passing
Où que vous alliez au château de Sacy, vous tombez sur des vestiges d’anciens occupants, passagers qui ont débarqué depuis longtemps, allant vers une nouvelle destination, tout en laissant des traces de leur passage. Vous regardez les objets et les prenez en main, tout en essayant de libérer les histoires contenues dans leur présence physique. Parfois le soleil arrive comme par un entonnoir par les interstices des volets ou une fente dans le mur, isolant un objet comme s’il criait : « Je suis là » et vous confirmez : « Je te voie ». Ils occupent leur espace, jamais déchus mais attendant patiemment leur rayon de lumière.
Quand ma fille est morte, je me suis arrêté de travailler. Je déambulais toute la journée jusqu’ au soir en arrivant à sa tombe. Un jour un ami m’a demandé ce que je faisais. « Je marche le jour et la nuit, je bois du vin ». « Prends-tu toujours des photos ? » « Je vais te montrer ». Mon ami a passé un moment à regarder, puis il a dit : « Te rends-tu compte de ce que tu fais ? » J’ai haussé les épaules. « Tu ne photographies que des objets perdus et abandonnés » vint la réponse. C’est ainsi qu’a commençé la série « Perdus et abandonnés ». Arriva une chose étrange : ce fut qu’une fois que je compris ce qui se passait, j’ai arrêté la série. Je voyais toujours les objets mais je ne voyais pas la photo d’objets perdus et abandonnés. Je voyais des sculptures : un emballage de sandwich au sol, des voitures calcinées, des cartons empilés.
Ainsi commença la série de « Sculptures accidentelles ». Tout me paraissait sculptural. Montrer des photos devenais aléatoire, une photo isolée ne m’apportant aucune satisfaction. J’ai commençé à examiner les « joiners » de David Hockney et a en faire de même. J’arrangeais les photos en groupe à la manière des Bechers. Au cour de ces tentatives j’ai regardé beaucoup d’art et j’ai découvert que ce qui m’attirait comportait toujours une histoire. Et qui n’aime pas une bonne histoire ? Où pouvons-nous donc trouver une bonne histoire dans nos vies ?
Pendant des années j’ai collectionné de vieux albums de photos. Je me suis mis à les regarder d’une autre façon, en essayant de comprendre l’histoire derrière chacun. J’ai acheté en salle de vente une valise pleine de photos, de cartes postales et autres. Quand j’ai commencé à trier, une histoire est apparue, les propriétaires originaux ont pris vie, ils n’étaient plus seulement des visages dans une photo ou des noms sur une enveloppe. Il s’agissait d’une histoire d’amour entre deux femmes qui s’étaient rencontrées dans les années 50. La dernière des deux avait disparu en 2015. Disposant d’une adresse, je me rendais à leur maison, que je trouvais abandonnée, le jardin en friche, la porte d’entrée cadenassée.
Ce qu’il y avait de plus émouvant et qui déterminait la réalité de cette histoire, c’était que le banc qu’on apercevait dans les clichés était toujours en place. Je pouvais à mon tour m’asseoir là où s’était assise « Anne » dans les années 60. Plus tard je me suis aperçu qu’à notre époque, la plupart des gens accumulent leurs souvenirs sur des bien nommées « cartes de mémoire ». C’est surprenant le nombre de ces cartes de mémoire que j’ai pu trouvé dans les appareils photos en vente dans les brocantes ! J’en ai subtilisé quelques unes. Elles suivent toute la tradition de capture de souvenirs, souvenirs de vacances, occasions spéciales et témoignent d’un changement d’attitude vis à vis de la photo. Faire des grimaces, des selfies pris de haut, toutes ont une histoire.
Et voici ce qui m’amène à ce que je tente de faire ici à Sacy en 2019. Voici une semaine au Château de Sacy, prise et sauvegardée pour que quelqu’un la découvre un beau jour, et en établisse l’histoire et peut-être visite le Château, tout en occupant la même place que nous qui étions ici.
Stranger (Étranger)
(Résidence 2007)
Images d’un atelier
Étranger - de l’engagement social à la solitude
Cette « résidence d’artiste » au château de Sacy vient à un moment important de la pratique artistique de Ron Suffield. L’artiste se décrit lui-même comme étant à la fois un réalisateur et un photographe, travaillant sur des projets divers : la mise en scène de courts métrages ou bien encore une démarche artistique contemporaine ancrée dans un engagement social fort. Cependant l’artiste pose la question de la définition qu’il donne à son travail : « A proprement parler, mon travail s’inscrit-il dans une forme artistique ? »
Depuis huit ans la production artistique de Ron s’est approfondie, car celui-ci a été appelé à collaborer sur de nombreux projets subventionnés par l’Etat et il lui a fallu créer des œuvres dans des contextes variés et parfois difficiles. Le talent de Ron réside dans sa capacité à réagir aux exigences et aux protocoles inhérents à ces contextes. Des projets tels que Voices (Des Voix, 2004) ou Streetcine (Scènes de rues 2004) ou bien encore Signs in the Landscape (Signes et Paysages 2005) offrent un aperçu quant à l’essence même de la forme artistique qu’il donne à son œuvre, quant à sa capacité toutepersonnelle à s’imprégner du tissu social et, avec une grande aisance, à donner voix aux autres. Ces œuvres sont le fruit de collaborations avec des groupes de jeunes gens : certains d’entre - ayant réalisé leur premier film ou leur première œuvre d’art - sont considérés comme ayant une parole affranchie. L’artiste refuse d’être considéré comme l’auteur de ses propres œuvres ; pourtant c’est lui qui leur insuffle une impulsion et une orientation conceptuelles. Une fois achevées, les œuvres sont toujours l’écho fidèle et juste des voix de leur créateur.
Bien évidemment, le thème de l’auteur et de tout ce qui s’y rapporte est au cœur de la réflexion que mène Ron en tant qu’artiste indépendant ou dans un cadre commercial, à travers des films ou bien encore des vidéos. Ron désire cerner son travail au plus près et fixer plus précisément la forme artistique qui lui est propre, à un moment où le cadre qui délimite la création, mais aussi le rôle de l’artiste, dépasse le marché de l’art et ses exigences, et dépasse aussi l’espace traditionnellement réservé à l’exposition d’œuvres d’art. En ce début de XXIème siècle, les artistes sont amenés à travailler dans des situations plurielles ; et la pratique de leur art donne naissance à une économie créative car celle-ci s’appuie sur toute une palette d’élaborations artistiques, que ce soit sous la forme de sculptures, peintures, d’engagement au sein de la communauté, ou bien encore des collaborations diverses.
Grâce à cette résidence en Picardie, dans un lieu spécial, l’artiste, qui d’habitude réside et travaille dans le comté de l’Essex, au Royaume Uni, bénéficie de temps pour développer un nouveau corpus artistique. Les artistes sélectionnés se trouvent souvent à la croisée des chemins et peuvent employer leur temps à explorer de nouvelles pistes artistiques. Ron a profité de son statut d’artiste en résidence pour s’ouvrir à une certaine solitude artistique. Il a modulé sa participation à la vie du village de Sacy et a occupé la place d’intermédiaire … ce dont Etranger témoigne. La barrière de la langue ainsi que les différentes commandes artistiques qu’on lui a passées l’ont amené à s’impliquer dans la vie de la communauté tout en restant assez solitaire. Il nous dit ceci : « Ici, la vie n’est qu’entraperçue, à travers les interstices des grilles, par-dessus les murs ….suggérée par un jouet abandonné par l’enfant ou bien une brouette … »
L’exposition Etranger peut être perçue comme le prolongement d’une autre exposition intitulée Day by Day (Jour après Jour) qui s’articulait autour d’un journal intime fait de photographies et tenu par un homme suivant une chimiothérapie intensive. L’œuvre est autobiographique. L’artiste qui a été diagnostiqué comme souffrant d’un cancer de la lymphe en 2005 a dû reporter sa « résidence d’artiste » à Sacy en 2007. Toujours très axée sur une perception visuelle aiguisée, la démarche artistique de Ron consiste à s’imprégner d’un milieu social en solitaire … avec pour outil de prédilection, un objectif.
Traduction - Jessica Stephens
Travail antérieur